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  • karine khema

L'équilibre, un flux dynamique (bouddhisme, théorie des systèmes et libération de la souffrance)

Dernière mise à jour : 18 août 2023




Dans une vision hiérarchique de la réalité, où une essence absolue, séparée de la contingence des phénomènes est le but à atteindre, à travers l’effort de l’esprit pour se libérer de la matière, la paix est recherchée comme un état d’équilibre statique et permanent. Or nous ne pouvons faire abstraction – et c’est la question qui a occupé et occupe nombre de philosophies, tant occidentales qu’orientales, de l’expérience quotidiennement vécue du changement : comment relier le vrai, l’immuable, avec le changement expérimenté dans le monde ? (1)

L’équilibre (tout comme la paix ou l’équanimité) n’est pas un état statique et pour le comprendre, allons voir du côté de la théorie des systèmes du biologiste Ludwig van Bertalanffy (1968) et de la notion d’homéostasie.

Dans l’histoire du développement des sciences, il y eut à un certain moment le besoin de comprendre la réalité en tant que touts et non uniquement comme une addition de parties, caractéristique de la vision atomiste qui a prédominé jusqu’à aujourd’hui. Van Bertalanffy a dirigé son attention sur le fonctionnement des systèmes ouverts, sur leur organisation, les processus à l’oeuvre, plutôt que sur la substance qui les compose. Un système ouvert se maintient et s’organise en échangeant de la matière, de l’énergie et de l’information qui coulent dans le système et sont transformés par lui. Ces flux dynamiques d’interactions constituent la vie et la continuité du système car aucun de ses composants n’est permanent. C’est un état de « flux-équilibre (2) » : écoulement constant (le flux) et maintien (l’équilibre) en tension entre forces opposées de construction et de destruction (inhérentes aux cycles de la vie et de la mort). Un système ouvert reçoit ainsi des inputs de son environnement sous forme d’énergie, d’informations, de matière, il les trie et les évalue selon son propre code interne (lui-même façonné par les inputs selon ses besoins et ses normes), puis les projette à son tour dans son environnement sous forme d’action (outputs). Ce sont des boucles causales (ou feedback) où la cause et l’effet se modifient l’un l’autre en un processus continu : la perception (input) et le comportement (output) interagissent, permettant au système de s’organiser (3). C’est donc dans l’invariance du processus que l’on expérimente l’équilibre et non dans le contenu de l’expérience.

Les études de la systémie ont eu une répercussion dans nombre de domaines interdisciplinaires, des sciences sociales à la psychiatrie et à la recherche sur l’intelligence artificielle. Mais il est particulièrement frappant de voir que les dynamiques d’interdépendance et de réciprocité entre causes et effets, existantes dans les schémas de la nature et de la société, sont similaires à la causalité de l’enseignement bouddhiste.

Panta rei, tout coule, nous dit Héraclite. Similairement, les écritures bouddhistes répètent que sabbe anicca, tout est impermanent. Le Bouddha s’est distancé de la pensée védique de l’Inde ancienne en affirmant la réalité du changement lui-même (et non d’une substance ou d’une essence, qu’elle soit physique, psychique ou absolue). « Les choses ou substances qui forment notre monde, dhammâ (ordre) et sankhârâ (forme), ont le processus en tant que nature. […] Tel est le caractère du véritable Enseignement, la Loi, le Dharma révélé par le Bouddha : le Dharma n’est pas une essence éternelle qu’on peut tirer hors du royaume du changement, mais il est intrinsèque au changement, c’est une invariance que le processus manifeste » (4).

Cette loi de la co-production conditionnée (paticca samuppâda) est ainsi au coeur de l’enseignement du Bouddha et est considérée comme le Dharma lui-même. Voir, tout comme dans la Théorie des Systèmes, que l’univers est fait non pas de choses mais de relations, de flux, permet de comprendre et de voir que l’identité personnelle est également définie par les interactions avec l’environnement. Tout est processus, le soi aussi. La pratique spirituelle, éclairée par cette compréhension prend alors une autre dimension. Elise Boulding, sociologue et pacifiste américaine (1920-2010) relève que la paix n'étant pas un état statique mais une dynamique de dimension interpersonnelle, il s’agit de constamment réévaluer nos perceptions et nos comportements (les inputs et outputs de la systémique). Ces boucles causales sont un principe d’amour, selon ses mots (5).

Qu’est-ce que cela veut dire, pratiquement, en termes de chemin quotidien, dans notre aspiration de libération de la souffrance ? Une phrase revient souvent dans les textes bouddhistes : Yoniso manasikâra, la sage attention à tous les facteurs avec leurs interdépendances. Etre conscient.e des flux d’interrelations dans les phénomènes et réaliser notre erreur à vouloir stabiliser le courant d’expériences ouvre le chemin de la sortie de la souffrance. Cette erreur est celle de l’identification à un soi, un sujet séparé des objets de l’expérience où la dichotomie conscience/matière se reflète dans la lutte de l’esprit pour se libérer de la physicalité. Or ce sont deux dimensions interdépendantes de la vie. La méditation montre qu’il n’y a pas d’individu (un expérienceur) séparé de l’expérience, pas d’identité qui vit le flux d’expériences depuis l’extérieur : moi ici et ça, là, dehors. Le sentiment de soi n’est pas nié, sa subjectivité existe mais l’erreur consiste à s’y identifier, croire à sa réalité en tant que substance appréhendable, alors qu’il est un flux parmi les autres, dans l’interaction des manifestations constamment changeantes. Nous ne sommes pas un nom, nous sommes un verbe ! La méditation consiste donc en un exercice d’équanimité (qui est équilibre) : reconnaître les flux et les laisser nous traverser, libres de toute interprétation, jugement, désir, saisie – « c’est moi, c’est à moi » (les normes de notre code intérieur, selon les termes de la systémie, façonnées par les boucles rétroactives des interrelations à l’environnement), résider au milieu des tourbillons en accroissant notre attention à la réalité de l’ici et maintenant (l’expérience pure des phénomènes, des sens, des processus vivants dont je fais partie…) C’est une libération qui passe par un changement de point de vue : je suis le flux dynamique lui-même, constamment changeant, interdépendant, qui se nourrit de ce qu’il reçoit et qui nourrit en retour. Le réaliser revient à résider dans l’oeil du cyclone, en équilibre au coeur des flux, dans un intense sens de connaissance, sans se laisser entraîner dans des réactions liées aux identifications ou chercher à fuir ces flux (ce qui est une réaction également). Cela est la paix, le principe d’amour dont parle Elise Boulding plus haut. Et en effet, dissoudre les frontières entre sujet et objet révèle l’expérience de l’unité qui est amour définition. (Si je suis les processus en oeuvre, toute manifestation, toute expérience est vécue dans une intimité immédiate et n’est autre que l’amour). Le Bouddha, dans un de ses sermons à Gaya, utilise l’image du feu pour représenter la nature du soi (et de la vie), consumant son environnement et nourri par sa constante interaction avec lui, poussé dans toutes les directions et désirs qu’il suscite : « Tout brûle, O Bhikkhus (6), l’oeil brûle, les choses visibles brûlent […], l’oreille brûle, les sons audibles brûlent […], les pensées brûlent […] (7) » Voir cela profondément permet la libération de notre nature dynamique dont la forme tourbillonnante et homéostatique reste stable, alors même que sa substance est constamment changeante. C’est une véritable transformation de la conscience. Cependant cela va à l’encontre du courant de nos suppositions habituelles. Etant construits socialement ainsi que par nos perceptions d’un monde vu comme extérieur, nous avons la tendance à réifier l’environnement dans lequel nous vivons. Ce sentiment de séparation provoque la peur et le besoin de nous protéger : nous réagissons, nous luttons pour l’immutabilité des flux et c’est l’origine de la souffrance (la fracture entre ce qui est et notre désir que cela soit autre constitue notre souffrance). D’où l’accent mis sur la pratique de la méditation pour voir ce fonctionnement (la méditation Vipassana signifie précisément méditation de la vision claire) et se réapproprier notre pouvoir de cessation des mécanismes de souffrance. Il est essentiel de s’arrêter, faire une pause au milieu de nos schémas de comportement pour avoir l’opportunité de voir comment les choses se passent et briser le conditionnement : les mouvements intérieurs, les forces, les vents et désirs qui nous emmènent, constitués de pensées pour une grande part, toutes ces réactions, flux d’énergie et élans nous emportent. En fait notre attention se colle à eux et nous nous trouvons emmenés pour un petit voyage. Le Bouddha qualifiait de « mondanités » (par définition « attachement au monde ») ces pensées qui nous rapportent au passé, revivant certains moments de notre expérience, ou au futur, réfléchissant à des manières de faire, ou n’importe quelle pensée séparatrice, association de pensées en chaîne qui nous mènent d’objets en objets. Et parfois il y a de longues minutes avant que nous réalisions où nous sommes : de nouveau à la périphérie, dans un monde virtuel et mental, bien loin du réel. Mais avec la pratique et l’habitude, nous pouvons reconnaître et déceler ces mouvements et réactions vers l’extérieur. Un mouvement de descente, de gravité intérieure s’engage, puis arrive un moment où l’on se détend. Un vaste espace s’ouvre alors. Le sens solidifié du soi se dissout aussi finalement. Il est vu comme tout autre objet ou pensée pour ce qu’il est : une attraction, une construction vide de substance. Les mouvements mentaux, s’ils sont toujours là, perdent en force de séduction. L’atmosphère intérieure prend le goût de l’équanimité, une sorte de point zéro qui s’ouvre en espace de calme spacieux, infini, qui s’élargit. Il n’y a plus de lutte ; l’équilibre intérieur englobe les flux, les traverse, en est imprégné. Les choses deviennent une et on s’aperçoit que cette unité n’est pas différente de l’amour. Car lorsque tout devient un, lorsqu’on comprend, embrasse tout, n’est-ce pas l’amour ? Dans cet espace équanime d’ouverture, c’est un lâcher-prise aussi, finalement : on lâche la prise aux événements vibratoires, aux mondanités pour n’être plus que pure expérience de la réalité telle qu’elle est. Et elle est. Dans tous les possibles. Totalement libre, telle une pulsation cellulaire qui ne se définit pas par rapport à un moi, telle le courant infiniment créateur de l’univers dont « je » (convention de la langue oblige !) suis partie.

L’équilibre, la Voie du Milieu du Bouddha, est ainsi la vision claire et profonde des flux constants d’interrelations qui se co-produisent mutuellement l’un l’autre, permettant à l’esprit - je cite la dernière phrase du livre de Joanna Macy (8), « cette flamme conditionnée et co-émergente, de ne plus fuir son interdépendance avec tous les phénomènes, mais plutôt de s’ouvrir en conscience et en joie à cela dont elle est une part indissoluble ». C’est le défi actuel et inéluctable que notre époque de déséquilibres nous adresse, afin que nous retrouvions nos liens avec tout le vivant et participions à la guérison de cette planète que nous sommes, pour les générations futures.


(1) Cet article sur l’équilibre est particulièrement inspiré par ma lecture de la thèse de Joanna Macy, The Dharma of natural systems, State University of New York Press, 1991. Cette question d’introduction apparaît dans la préface de son livre.

(2) Fliess-Gleichgewicht selon le terme de van Bertalanffy.

(3) The Dharma of natural systems, Joanna Macy, State University of New York Press, 1991, p.94.

(4) Ibidem, p.108, ma traduction.

(5) Cité par Joanna Macy, p.96.

(6) Le Bhikkhu, la Bhikkhuni, sont les noms donnés aux moines et moniales au temps du Bouddha.

(7) Âdittapariyâya Sutta, le Sermon du feu.

(8) The Dharma of natural systems, Joanna Macy, State University of New York Press, 1991, p.220, ma traduction.


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